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« Si l’on se trouve, comme c’est le cas à Rome, continuellement en présence d’œuvres plastiques de l’antiquité, on se sent […] devant une réalité infinie, insondable […] on vient en même temps à en convoiter la possession ; on veut s’entourer de ces images, et de bons plâtres en offrent, comme véritable fac-similé, la meilleure occasion. En ouvrant les yeux le matin, on se sent ému par ce qu’il y a de plus excellent ; toutes nos pensées, tous nos sentiments sont accompagnés de ces figures, et nous ne pouvons plus retomber dans la barbarie. »
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Johann Wolfgang von Goethe, Voyage en Italie, Rome, avril 1788.
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Maculés, abrasés, oblitérés, ces bustes nous semblent fondus, gâtés, souillés. Ils conservent toutefois, sous la gangue opaque et épaisse qui clôt leurs yeux et boursoufle leurs traits, un hiératisme ténu, une dignité résiduelle. Leurs poses sont préservées, leurs proportions conservées, leurs socles intacts. La couleur noire leur garde une manière d’implicite et précieuse monumentalité. Ni tombés de leur piédestal, ni restés tout-à-fait intègres, les Black Plasters nous interrogent à défaut de franchement nous interpeller, quasi annulés qu’ils sont par un geste tenant tant du potache que de l’horrifiant. Celui par lequel Raphaël Denis les a accablés des multiples coulures d’une lie sombre et brillante, les enlisant dans une défiguration qui ne confine pas tant à l’insignifiance qu’à la dissemblance.
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Comment établir un dialogue avec ces visages dévoyés, ces têtes démises, ces identités déchues ? Antinoüs, impératrice, Salvator Mundi, général : demeure, à travers leurs titres nous rappelant une certaine hiérarchie des sujets, l’évocation de quelques repères historiques ou culturels qu’ici une toge, là une coiffure renforcent dans leur valeur au mieux de symboles et d’icônes, au pire de clichés ou de motifs. Motifs, ces bustes le sont à tout le moins dans le côté répétitif du processus qui a présidé à leur élaboration initiale, voire dans leur perfection, plastique comme symbolique, mise en jeu par l’action de l’artiste, ou encore leur inscription dans l’histoire de l’art récente – laquelle, des tiroirs daliniens aux fontes d’Urs Fischer, n’est guère exempte d’atteintes à la statuaire antique ou classique. Reste que dans le cas des Black Pasters le sacrilège paraît plus ambigu, en premier lieu par le caractère méconnaissable qu’il imprime aux œuvres affectées : précisément, c’est parce qu’avec leur identité leur sens initial se trouve aboli qu’il nous faut chercher dans cette abolition la signification, plus générale et fondamentale, que Denis semble avoir voulu réveiller en elles.
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Cette logique de l’annihilation, fréquente chez l’artiste (par la rature de photographies anciennes prises pour matière première et support d’un acte dégradant leur pureté tout en relevant leur sens ; par l’éclatement ou la peinturlure de polyèdres de Dürer ; par la « brutalisation en quarante étapes » d’un socle-palette de transport ; par la combustion de tableaux dont un Vernichtet marque en toutes lettres l’anéantissement), se double fréquemment d’une stratégie de la réitération, de la duplication, éventuellement de la fausseté (les portraits photographiques sont reproduits sur papier baryté ; les polyèdres de Dürer, maquettés et déclinés à partir d’une copie du XVIIe siècle de la Melencolia I du maître de Nuremberg ; la brutalisation passe avant tout par l’édition d’un livret ; les tableaux ne sont que simulacres dont la destruction est relative), la seconde participant bien souvent d’une provocatrice mais nécessaire conjuration de la première.
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Les Black Plasters jouent de l’ambigüité entre œuvre d’art (soi-disant) unique et bibelot produit en série. Les bustes anciens à la déformation pétrifiée sont en effet des copies à tirage libre acquises par l’artiste (comme peut le faire tout particulier, sur commande ou en boutique) auprès des ateliers de moulage de la Rmn-GP (héritiers de celui du Louvre) et des Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles, modifiées par immersion dans des bassines de plâtre puis recouvrement de coulées successives de gomme arabique et d’encaustique. Soit un mode opératoire à la fois très maîtrisé et aléatoire, porteur de cette contradiction a priori entre le travail artistique véritable, individuel, inimitable, et le procédé artisanal standardisé, collectif, contrôlé – la signature de l’artiste se mêlant ainsi, au dos de chaque buste, à l’estampille de l’atelier.
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Bien que prosaïquement titrés, les Black Plasters semblent vouloir dépasser la tentation d’un art dépersonnalisé, transformé à la fois en fiction collective et objet du pur désir de possession (dont la satisfaction pousse à savoir se contenter d’un pastiche ou d’un reliquat). Parce qu’ils en révèlent les probables contradictions, mais également parce qu’ils posent, plus que la question de l’authenticité de l’intervention de l’artiste, celle de l’authenticité de l’œuvre elle-même – et, partant, de sa légitimité. Que l’altération (d’apparence simple dans sa performance mais puissante dans son résultat) à laquelle s’est livré Denis sur des bustes figurant des divinités auxquelles nous ne sommes plus si nombreux à croire, des sujets dont l’enseignement dans les écoles d’art a décliné au cours du dernier siècle, ou des personnalités dont l’autorité s’avère aujourd’hui largement caduque puisse nous paraître sinon violente, du moins irrévérencieuse, ne peut qu’interroger. Est-ce parce qu’elle interrompt leur reproductibilité (ou, a minima, son exactitude et en conséquence sa potentialité documentaire), à laquelle ces tirages ne sont eux-mêmes guère nécessaires ? La permanence de l’œuvre relève-t-elle de son intégrité physique ou de sa pertinence symbolique ? À quoi doit-elle son inviolabilité, quand bien même celle-ci n’aurait plus pour justification préliminaire la nécessité de préserver ce qui est exclusif, irremplaçable, et dont la destruction est irréversible, incorrigible ? In fine, à quoi peut donc tenir ce que valent l’œuvre, l’objet d’art ?
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S’agissant de la légitimité de l’œuvre, l’on sait depuis la mise en évidence par Bourdieu du rôle des « instances de légitimation » que cette dernière est institutionnelle, et dès lors éminemment politique : s’y croisent nécessairement des enjeux d’autorité et de pouvoir, de hiérarchie et d’influence. Le moulage et les possibilités, illimitées mais officiellement ratifiées, donc contrôlées par une autorité publique (pour ce qui est de la Rmn-GP, un établissement public à caractère industriel et commercial sous tutelle du ministère de la Culture français, dépositaire d’un savoir-faire défendu par l’État dès l’Ancien Régime), de reproduction qu’il offre trouvent d’autant plus leur place dans ce contexte que la « légitimation » bourdieusienne est de surcroît – et littéralement – celle de la « reproduction » : reproduction d’un positionnement dans l’ordre social, reproduction d’un socle culturel, reproduction d’une domination.
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Telle interaction entre le champ social et celui de la création (artistique comme artisanale) incite, s’agissant des Black Plasters, à en explorer les implications variées, bien au-delà des seuls questionnements plastiques qu’ils soulèvent. Relevant initialement d’une forme de modèle artistique par ses propriétés académiques, le moulage finit par se faire le changeant reflet d’un modèle politique aux multiples facettes, entre démonstration de puissance revendiquée et prémices d’une démocratisation culturelle balbutiante, sans jamais véritablement favoriser l’une ou l’autre. C’est dans cette dimension réflexive que Raphaël Denis reprend le moulage et son passif historique. Pas seulement en tant que méditation sur le double ou le reflet, mais plutôt sur ce dont le moulage est le reflet, au-delà de sa nature et de son usage originels. Reflet de la versatilité du statut de l’objet/œuvre d’art ; reflet de la relativité, dans le temps et l’espace, de sa valeur ; reflet de toute l’extrémité potentielle du geste de l’artiste ; reflet du caractère problématique de la véridicité du travail artistique : sur quoi repose la différence entre l’antique Victoire de Samothrace et sa parfaite jumelle de l’ère post-industrielle ?
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Nicolas Valains
Avril 2022
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