> VERSUCHE AUS DER LITERATUR UND MORAL _________________________________

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L’exposition Versuche aus der Literatur und Moral II (dont le titre se réfère à celui d’un ouvrage du poète et philosophe Christian August Clodius publié à Leipzig en 1767) constitue une version remaniée et augmentée d’un projet présentéen Allemagne à l’automne 2018. Elle regroupe des œuvres récentes évoquant le sort des livres et des savoirs qu’ils renferment, du péril de la censure jusqu’à la cendre de l’incendie.
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Dès l’entrée est visible Fahrenheit : Sauver, Maintenir, Soutenir, pièce composée d’imposants rayonnages métalliques sur lesquels prennent place des volumes noirs, évoquant des livres prêts à être consultés. Nulle page ne peut cependant être tournée dans ce qui s’avère une réunion de simulacres en bois calciné, distribués sur des dizaines de mètres linéaires.
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En alignant des ouvrages définitivement inaccessibles, l’installation propose une traduction visuelle des pertes de connaissances dues aux destructions incendiaires, volontaires ou non, de lieux de savoir. Elle rappelle les amputations successives qui ont jalonné l’histoire artistique, scientifique, politique et littéraire, de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie à celui de la bibliothèque Anna Amalia de Weimar ou de l’École des beaux-arts de Glasgow en passant par les autodafés ordonnés par le cardinal Cisneros ou Diego de Landa, sans omettre les plus récents saccages de Tombouctou, Tripoli ou Mossoul.
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Au-delà de la catastrophe de la destruction elle-même, la pièce met en avant le travail complexe mené par les conservateurs, restaurateurs et autres acteurs de la protection du patrimoine, à l’origine des tentatives de reconstitution qui suivent généralement l’incendie. Elle évoque également le labeur des érudits engagés dans les conflits – comme le bibliothécaire Abdel Kader Haïdara, qui œuvra au sauvetage de près de 400.000 manuscrits face aux djihadistes d’Al-Qaida au Maghreb Islamique, ou l’écrivain exilé Alfred Kantorowicz qui s’attela, parmi d’autres, à constituer la Bibliothèque allemande de la Liberté, une institution fondée à Paris dans les années 1930 qui visait à regrouper des exemplaires des milliers de livres condamnés au bûcher par le régime nazi. Cette dernière référence, avec la calcination, renoue avec les préoccupations qui furent à l’origine de La Loi Normale des Erreurs : Vernichtet (2015-2018) dans laquelle était rappelée la destruction d’œuvres d’art  par les forces d’occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale – et en particulier le bûcher qui aurait réduit en cendres plus d’un demi millier de peintures et dessins dans les jardins des Tuileries, à Paris. Comme les œuvres de cette série, qui évoquaient les tableaux à l’aide d’un format noir enserré dans un cadre calciné, les livres de la série Fahrenheit sont obtenus, non pas à partir de véritables livres brûlés, mais de tronçons de bois patiemment travaillés. Les substituts sont ainsi préparés avant d’être soumis aux flammes, dans un processus de recréation qui confère une valeur commémorative spécifique à l’œuvre finale et tend à transformer l’installation en mémorial, appelant à la vigilance et au souvenir.

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Présentée en vis-à-vis de cette bibliothèque, la pièce Fahrenheit : Act of Faith, réalisée en 2019, oppose au savant alignement des rayonnages l’empilement chaotique d’un bûcher. Sa masse est là encore constituée de simulacres de livres calcinés, entassés au sol dans le seul but de leur destruction. Celle-ci semble néanmoins inachevée, figée dans un entre-deux dont on ne sait pas très bien s’il annonce une trêve favorable à la reconstruction ou l’imminence de nouveaux périls. La confrontation des deux pièces, construites à partir des mêmes éléments soigneusement teintés, suggère un va-et-vient entre ces deux possibilités – soustraire d’une main courageuse les livres aux flammes pour les installer dans une bibliothèque, ou les en extraire pour alimenter un bûcher. « L’acte de foi » évoqué par le titre se réfère au fanatisme idéologique ou religieux qui est presque toujours à l’origine du second de ces gestes.
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À la suite des deux installations prend place Corps 1 : Index Librorum Prohibitorum. Ce multiple, imprimé en douze exemplaires, résulte d’une réactivation d’un processus de réduction typographique visant à contenir dans un format restreint l’entièreté d’une œuvre littéraire qui a déjà donné lieu, entre autres, à Corps 1 : La Recherche (2011) et Corps 1 : Guy Debord (2013) – des œuvres dans lesquelles des monuments de la littérature étaient présentés dans un format à la limite de la lisibilité. Dans Corps 1 : Index Librorum Prohibitorum, les mots ont cependant peu à voir avec ceux de Marcel Proust ou des références de Guy Debord : la réduction concerne en effet l’ultime édition de l’Index librorum prohibitorum, le célèbre catalogue des « livres pernicieux » de l’Église catholique romaine, crée en 1559 à la demande de l’Inquisition et régulièrement mis à jour jusqu’en 1948, avant son abolition en 1966. Sur la même page sont ainsi regroupés les milliers d’ouvrages censurés par le Vatican, constituant le registre d’une bibliothèque condamnée par la morale religieuse. Parmi les livres présents dans la liste figurent, outre ceux rédigés par les principaux philosophes, scientifiques et écrivains occidentaux – de Giordano Bruno à Victor Hugo et Charles Baudelaire en passant par Emmanuel Kant, Jean de La Fontaine, Denis Diderot, Baruch Spinoza, Jonathan Swift, André Gide et Alberto Moravia – un grand nombre d’adaptations, d’études ou de traductions de la Bible, reflet des intérêts spécifiques de l’Église, particulièrement soucieuse de lutter contre les déviances de ses ouailles.
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Versuche aus der Literatur und Moral met ainsi en lumière deux types d’entraves – contingentes et règlementaires – dans le rapport aux textes, au partage et au savoir, soulignant la précarité de leur survie et la probabilité, sans cesse plus forte au fil des ans, de la catastrophe, de la destruction et de l’oubli. Si l’ouverture et la fermeture engendrent chacune des risques et des bénéfices en terme de conservation, l’exposition tend surtout à rappeler l’importance des reconstitutions et de l’entretien de la mémoire – et notamment du souvenir des pertes, qu’elles soient dues à des flammes accidentelles ou longuement pensées et entretenues. À travers le dialogue entre ces pièces récentes, Raphaël Denis interroge finalement le rapport aux dogmes, à la guerre et au patrimoine de la société occidentale qui oriente depuis plusieurs années sa réflexion plastique tout en soulignant le rôle ambigu du spectateur, confronté à des livres impossibles à lire et comme fossilisés, prenant tantôt la forme à la fois familière et rassurante des grandes bibliothèques, tantôt celle des restes dérangeants d’un brasier sans fumée.
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Juillet 2019
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